Au marbre du milan.


Mon père est celui qui pardonne aux pendus et jette ire et cailloux aux pies et aux corbeaux à fronde pure et tendue. Et attend la même de Dieu et de ses houles d’ouailles !

Par marque de vie, toujours il monta dans la barque des hères et des frères humains, au haro des hordes et des puissants bardés, malgré les maugréants et les trop pieux marchands.

Il reçut dans ses chairs, et plia, et ploya, les dagues des mépris, les mots-pierre des front-bas et des indélicats, et porta en sillons les pleurs de l’exil et des ailleurs fanés.

Et il marqua au front sur la ligne impérieuse qui part de l’œil indien et court au cœur, au ventre, les lois de la bonté, les colères blessées et les recours tapis.

Sous le plomb sec et coulant de l’ilien soleil brûlant les sèves en or, comme adoubé par la haute brûlure qui m’ancre à l’âpreté, je lui rends visite à l’été, signant croix, pliant genou et allégeance à sa terre de territoire.

Je m’assieds sur la dalle des couchés dans les prémices de la vérité du temps, je lui fais rond de mon dos et partage sa vue à l’étendue des bras.

Une vue qui étire son murmure des enfins et des regrets de lave, qui grave la surface du calme et sculpte l’épaisseur même de l’attente. Au sillage du milan.

… Et je bois ce qu’il voit, amarré pour le restant et figeant mes hagards.

Depuis son petit coin du monde, il voit la mer au loin qui souvent varie dans la course de l’astre, bleue comme le sang-chose de la pierre de fond, gercée d’écailles et de miroirs aux heures, la mer, grand muscle de muqueuse qui absorbe le temps, comme un corps spongieux qui ne cesse succion dans une lente constriction de sa mémoire et de son vide. Sans même une aile de frisson pour l’être de mon père, pour sa chair de douleurs et de rien, et pour sa contrition.

Il voit aussi la barrière de bois et de peu, débrouillée de fils et de fer, de bouts de gazinières, il voit le champ de terre et de restes de foin atterrés de chaleur, semé de pierres, d’ombres équines et de crottins, d’agonies de grillons et de coques d’amandes foulées et orphelines. Au glissement du milan.

Et puis, penche le vieil amandier qui donne, à la peine, dans les nœuds et les membres de son âge quelques fruits de velours pour le geste et pour le passant. Et pour le rituel aussi, que je sers chaque été, goûtant la chair blanche comme une hostie amère.

Mais l’arbre étend son autre vertu. Son ombre de cils et de salut sur la petite fille qui de grandir cessa, preuve aux empans du marbre, et figea souffle aux jalons des saisons, et qui depuis, voit processions de penchés et de châles à l’heure de tous les saints et qui ploie tout autant sous la charge des fleurs nourries du sel des pleurs.

Mon père est son voisin de temps, et de lopin, et de veille naturelle. Et je sais qu’il pose sur elle, à l’hiver, comme à la nuit, sa force d’homme, faite du sang des loups, de la bile des chiens et des larmes des faons, et qu’il est toujours là, aux heures et aux besoins du sirop et des baumes.

Je lustre ce jour la plaque des regrets, éternels et aigres et doux, j’arrache à la racine rudérales et rhizomes, je balaie devant sa porte guêpes sèches, peaux de lézard et feuilles mortes… et je pioche mon seuil. Au calme du milan.

Et je jette un mauvais regard au corbeau buveur de soirs, vorace des châtiés et des sombres ballades, traître à la race de sa haute substance noire, qui guette à l’amandier, repu de miasmes, de tendons et de filandreuses mémoires, et reluit des disgrâces.

Et pour la pie aussi, salope aux voix, aux becquetées sans lois et aux joies des besognes, j’ai la colère et les caillasses armées à chaque paume et chargées à la besace.

Je n’apporte jamais de fleurs que le soleil écoeure. J’y apporte mes humeurs et mon calme, j’y apporte mes pleurs et la conscience fourbue du temps qui pour toujours nous rapproche et nous perd. Au cri froid du milan.

Mais jusqu’aux confins de nos finis, pitié pour lui je prie.

Et pour la vie, que le temps à pauvres pelletées réduit, et pour lui, terre de sa terre devenu que la lumière du soir exhausse à l’or de son âme, brûlant scories et mauvaises manies, je prie.

Je prie je ne sais qui. Tout l’ému d’ici-bas, les imagos d’en haut, pétrissant fantasmes et méandres aux statues du sacré. Que le plus grand divin l’absolve des vains breuvages et des nerfs maudits, signant au long malheur la route des augustins, et le protège enfin de tout triste chemin ainsi que du grand dam et de ses longues peines et pose sur son lit les onguents de mon cœur plus jamais endurci.

Et pour moi et les miens restants, je joins mains et je plie.

Pour qu’une fois venu le long temps du milan, sur la grande terre de promission d’au delà des vivants, le doux feu du lien consume par millions les buissons à l’ardent et brûle les oublis, l’ombre des abandons et les lois du fatal. Je plie et je supplie que pour toujours les salives et lymphes du vibrant irriguent aux infinis les suppliques et pardons qui lient les passagers de la barque du temps à tous les allongés au marbre du milan.

Et pour que les poussières de nous, et toutes les promesses sur nos cils posées, grelotent, luciolent et coulent dans le calme courant gorgeant de blond limon les berges aurifères, où souchent les royales et osmondes fougères, portant leurs ombres frêles comme des doigts de pétales sur la mémoire sainte de nos paumes, à nos peaux disparues et fidèles, et chantent un long frisson pour dix archées de temps…

… et mille fois mille ans.

Hommage à mon père et à François Villon.

Comme frères d’infortune.